• Le chagrin des vivantsDommages collatéraux ****

    Après « La salle de bal », que j’avais beaucoup aimé, j’ai eu envie de découvrir le premier roman d’Anna Hope, « Le chagrin des vivants ». Un récit touchant, pétri des traumatismes d’une première guerre mondiale qui vient de s’achever et qui n’a laissé personne indemne.

    Le hasard veut que le titre de ma précédente chronique, « Celles qui restent », puisse également se rapporter à ce roman : en effet, ce sont trois destins de femmes qui sont narrés ici, chacune affectée de l’une ou l’autre manière par l’effroyable tragédie. Hettie, qui gagne sa vie en dansant au Hammersmith Palais avec des hommes moyennant quelques shillings et dont le frère, survivant de la guerre, n’est plus que l’ombre de lui-même ; Evelyn, dont le fiancé n’est  jamais revenu et qui, après avoir laissé beaucoup d’elle-même dans une usine à munitions, travaille maintenant dans un ministère des pensions pour anciens combattants ; Ada, restée sans nouvelles de son fils unique dont le souvenir la hante. Une mère désespérée ne demande parfois pas grand-chose, pourtant : « Et à défaut  -si ce rite ultime lui est refusé, à elle et à elles toutes, toutes les mères, épouses, sœurs, amantes-, alors savoir où le corps gît dans la terre, au moins. »

    Le récit se centre sur cinq journées de novembre 1920 au cours desquelles un corps de soldat sera rapatrié vers l’Angleterre pour un mémorial au Soldat Inconnu. Le lien entre les trois femmes sera alors progressivement révélé, en rapport bien sûr avec les hommes partis ou morts au front, et la réalité peut être faite d’amertume plus que de gloire : « Maintenant que cette vérité est en elle, partie intégrante d’elle, elle n’est pas dure comme du diamant et étincelante comme devrait l’être la vérité, mais nébuleuse, givrée de peur, de sueur, d’obscurité et de crasse. Elle ne contient pas d’élévation, pas de réponses, pas d’espoir. »

    «Le chagrin des vivants» est à la fois un bel hommage aux vies sacrifiées, sans pathos, et un roman doux-amer sur les ombres qui ont suivi : « Elle pense à tous les gens, dans toutes les maisons, qui se réveillent dans leurs matins gris, leurs cheveux gris, leurs vies grises. Nous sommes camarades, songe-t-elle, camarades de grisaille. Voilà ce qui reste. ». Il n’est pas tout à fait dénué d’espoir, cependant, puisqu’il nous montre comment chacune, à sa façon, fera face à ce chagrin et à la vie qui continue. Même si, au final, « C’est la guerre qui gagne. Et elle continue à gagner, encore et toujours. »


    votre commentaire
  • Les yeux de SophieCelles qui restent ****

    « Les yeux de Sophie », en version originale « The Girl You Left Behind », est un récit qui s’étend sur près d’un siècle. En 1916, alors que le village de St Péronne est occupé par les Allemands, la jeune Sophie Lefèvre se voit contrainte d’héberger dans son hôtel des officiers allemands. Une situation particulièrement pénible  - et de surcroît pas toujours très bien comprise des autres villageois en ces temps de privation extrême- puisque son mari, Edouard, est prisonnier de l’ennemi. Dans son malheur, il lui reste un précieux souvenir d’Edouard, peintre de l’académie Matisse : un portrait d’elle qu’il a réalisé et qui capture à merveille son essence. Un portrait qui exerce hélas sur Herr Kommandant autant de fascination que la jeune femme qu’il représente…

    Le récit s’interrompt abruptement pour nous emmener à Londres, près d’un siècle plus tard. Olivia Halston vit un deuil particulièrement douloureux et dans sa magnifique maison de verre trône un objet auquel elle est particulièrement attachée : un portrait de femme intitulé « The Girl You Left Behind ». Le tableau, choisi pour sa ressemblance avec Liv, est devenu un souvenir des plus précieux depuis la tragédie qu’elle a connue. Mais elle ignore qu’il fait partie d’une liste d’œuvres d’art recherchées dans le cadre des vols commis par les nazis lors de la Seconde Guerre Mondiale…

    « Les yeux de Sophie » est un récit prenant, émouvant d’un point de vue humain et instructif d’un point de vue historique. Le lecteur découvre la réalité d’un petit village français occupé pendant la Grande Guerre, avec ses compromissions, ses trahisons, ses jugements à l’emporte-pièce parfois, mais également une réalité juridique postérieure qui incite à la réflexion : comment rendre justice à des familles spoliées, souvent déchirées par l’Holocauste, sans léser les propriétaires ultérieurs qui ont acquis les biens de bonne foi ?

     

    Je l’ai lu en version originale et ne peux donc juger de la qualité de la traduction mais cette évocation touchante des pages sombres de notre histoire m’a procuré un très bon moment de lecture et, tout comme « Avant toi » du même auteur, fera sans doute un excellent film. 


    2 commentaires
  • La disparition de Josef Mengele La bête humaine *****

    Prix Renaudot 2017

    « La disparition de Josef Mengele » n’est pas un roman à proprement parler mais plutôt un récit semi-historique qui revient sur les années de fuite de Josef Mengele, « l’ange de la mort » d’Auschwitz (« baraquements, chambres à gaz, crématoires, voies ferrées, où il a passé ses plus belles années d’ingénieur de la race »). Auschwitz, les années de gloire de Mengele, où il vit avec sa femme  « une seconde lune de miel » dont le surréalisme donne envie de vomir : «Les SS brûlaient des hommes, des femmes et des enfants vivants dans les fosses ; Irene et Josef ramassaient des myrtilles dont elle faisait des confitures ».

    Si la littérature est souvent passe-temps agréable et divertissement, elle se fait ici instruction et devoir de mémoire. Instruction car si comme moi vous ne connaissiez Mengele que de nom et de réputation, vous apprendrez beaucoup de choses édifiantes, notamment concernant l’accueil des nazis dans l’Argentine de Perón. Une fuite très bien organisée, avec de nombreuses protections sur place, une famille fidèle qui continue à soutenir les siens de l’autre côté de l’océan, un système qui permettra à certains de rester impunis pendant des décennies. Mengele, « infatigable dandy cannibale », y devient Caïn le maudit, « le premier meurtrier de l’humanité : errant et fugitif sur la terre, celui qui le rencontrera le tuera ». Et même si l’on ne peut changer l’histoire, le lecteur se surprend à espérer sa capture et se réjouit de le voir peu à peu affaibli par les années de traque.

    Devoir de mémoire car on ne peut que se sentir glacé face à ce Diable à visage d’homme et frémir aux évocations du martyre de ses victimes. Ses exactions à Auschwitz sont décrites au fil du récit, folies sanglantes d’un scientifique sans âme obsédé par la gémellité et les malformations physiques. Un être sans conscience, car comme il le dit à son fils, « la conscience est une instance malade, inventée par des êtres morbides afin d’entraver l’action et de paralyser l’acteur », et d’autant plus immonde que jusqu’au bout, « le prince des ténèbres européennes » restera convaincu du bien-fondé de sa tâche et ne parviendra pas à comprendre que l’on puisse le poursuivre après tant de services rendus à l’Allemagne.

    A défaut d’être une lecture plaisante, vous l’aurez compris, « La disparition de Josef Mengele » est un livre essentiel qui, par ce portrait d’un être qui n’a plus rien d’humain, met également en garde : « toutes les deux ou trois générations, lorsque la mémoire s’étiole et que les derniers témoins des massacres précédents disparaissent, la raison s’éclipse et des hommes reviennent propager le mal ». Un avertissement bienvenu en ces temps où la peste brune n’est jamais complètement éradiquée.

     

     

     

     


    6 commentaires
  • Entre deux mondesEntre deux regards *****

    Car il y a le regard d’avant cette lecture et celui d’après. Le premier est un peu lointain, une vague compassion mâtinée d’indifférence car au fond, cette Jungle de Calais, nous la connaissons surtout par ouï-dire et nous nous en faisons une représentation mentale à travers le prisme médiatique. Et le drame des réfugiés se réduit souvent à des nombres de corps dans les eaux de la Méditerranée, tristement anonymes et dès lors peu touchants.

    Le regard d’après « Entre deux mondes » ne peut plus être le même. Olivier Norek donne en effet forme humaine à ces tragédies sans visages, grâce à un récit bouleversant et sans concession. Les personnages, tout d’abord : un policier français nouvellement arrivé à Calais, un policier syrien obligé de fuir son pays pour tenter de rejoindre Calais, antichambre du paradis, un petit garçon qui a vécu l’innommable et surtout une femme et une petite fille sur un bateau, à la merci des éléments et des bêtes humaines, première secousse émotionnelle d’un récit qui ne laissera pas de répit à son lecteur. « Coincés entre la vie terrestre et la vie céleste. Comme bloqués entre deux mondes. Ils me font penser à eux, oui. Des âmes, entre deux mondes. »

    Le décor ensuite : la tristement célèbre Jungle de Calais, « ville poubelle anarchique, planquée comme la honte qu’elle était », zone de non-droit, où la violence le dispute au désespoir et où l’homme redevient un loup pour l’homme. L’intrigue enfin : une suite de confrontations où la loi du plus fort est souvent la meilleure et une histoire de rêves sans fin qui viennent se heurter à des règles inhumaines. Pas de manichéisme, les (anti-)héros ne sont que des hommes, capables du meilleur comme du pire dès qu'ils trouvent plus vulnérable qu'eux.

    Je n’aurais pas pensé a priori aimer ce genre de livre, l’ayant surtout choisi suite aux nombreux avis positifs qu’il a suscités, et pourtant je l’ai lu presque d’une traite, tant l’on se prend d’empathie pour les protagonistes. On veut les voir réussir ce passage vers la Terre Promise « Youkè », on s’indigne des traitements qui leur sont réservés, on s’émeut de leur sort, on partage leurs sentiments grâce à des formules qui font mouche : « De l’espoir à l’effondrement absolu. Passer de l’un à l’autre de ces deux sentiments en un quart de seconde, c’était comme être giflé en plein éclat de rire. »

    Roman bien documenté et terriblement réaliste, « Entre deux mondes » nous révèle l’envers du décor, nous emmenant le temps d’un livre dans une autre sphère. Il est d’autant plus touchant qu’il ne nous offre pas la distanciation confortable de la fiction : impossible de nous réfugier dans une quelconque réconfortante certitude d’imagination romanesque alors que nous savons que chaque drame a été, est ou sera vécu. Une œuvre percutante qui ne peut qu’inciter à un peu plus d’humanité et que je vous recommande.

     

     

     

     


    2 commentaires
  • La sorcièreTriptyque ****

    Deux petites filles disparues de leur ferme à trente ans d’intervalle pour un même destin funeste et, trois cents ans plus tôt, une autre tragédie, au cœur cette fois du contexte obscurantiste de la chasse aux sorcières… tels sont les ingrédients du dixième opus de la série Erica Falck / Patrik Hedström qui a fait le succès de Camilla Lackberg.

    Lorsque la petite Nea, âgée de quatre ans, disparaît de la maison familiale, c’est le souvenir d’une autre affaire qui émeut : la mort, il y a trente ans, d’un autre enfant, Stella, battue à mort par deux adolescentes. Coïncidences troublantes : Stella habitait la même ferme, son corps a été retrouvé au même endroit que celui de Néa… et l’une des deux adolescentes impliquées à l’époque vient de revenir à Fjallbacka pour le tournage d’un film. L’enquête s’annonce d’autant plus difficile que des réfugiés syriens viennent d’arriver également sur les lieux et qu’une partie de la population en ferait volontiers les boucs émissaires idéaux. Patrik Hedström pourra cependant une nouvelle fois compter sur l’aide précieuse de son épouse, qui effectuait précisément des recherches sur l’affaire Stella Strand en vue de lui consacrer un livre…

    Le récit policier, classique et bien ficelé, est agrémenté de petites touches humoristiques sur la vie familiale agitée du couple, qui a le bonheur d’avoir trois jeunes enfants débordants d’énergie. Il est également interrompu par une autre histoire, tragique cette fois : celle d’Elin, jeune veuve du 17ème siècle, qui sera confrontée à l’horreur de la persécution des femmes sous prétexte de sorcellerie. Le lien entre les récits est relativement ténu (il n’est expliqué que tout à la fin) et j’ai eu l’impression de lire deux romans pratiquement distincts, l’avantage étant que l’on a une envie irrésistible de poursuivre sa lecture pour connaître la suite tout en étant replongé dans l’autre époque (voire deux pour le récit contemporain). Camilla Lackberg dénonce en outre l’attitude ambiguë d’une population envers les migrants, entre accueil chaleureux et rejet violent.

    Dans la lignée des précédents romans de l’auteure, « La sorcière » est un bon polar nordique qui occupera agréablement les longues soirées d’hiver…


    votre commentaire