• Un père à soi« Lorsque nous rentrons d’une balade en forêt, nous avons sans le savoir dérangé et écrasé des centaines de vies minuscules sous les feuilles du sentier. Dans la vie, c’est pareil. Ce que recouvrent nos traces, nous l’ignorons. Le jour où, par hasard, un dégât nous revient que nous avons provoqué, nous sommes tentés de rebrousser chemin pour réparer. Le problème, c’est que marcher vers l’arrière cause autant de dommages que de marcher vers l’avant. » ****

    Alban Jessel mène une vie bien rangée dans la région liégeoise : une épouse, Lydie, deux grands enfants, une entreprise paysagiste. Rien ne vient troubler cette existence ordinaire jusqu’au coup de téléphone d’une jeune femme, Virginie : elle a un message à lui transmettre. Virginie travaille dans un hôpital et elle y a passé beaucoup de temps avec une patiente en phase terminale, Michelle, qui avait pour dernière volonté la transmission d’un tendre message à Alban : elle n’avait jamais aimé que lui. Alban est d’autant plus troublé qu’il n’a aucun souvenir d’une relation avec cette Michelle. A moins que…

    Je n’en dis pas plus sur l’intrigue au risque de spoiler mais « Un père à soi » est un roman très prenant dans lequel les rebondissements se succèdent. Entre mensonges et faux-semblants, l’auteur y dissèque, dans la langue riche et élégante qui caractérise ses œuvres, les failles de l’âme humaine, la remise en question des certitudes, le désir de réparation, les manques affectifs, les bouleversements qui viennent faire irruption dans nos vies de manière inopinée. J’ai particulièrement aimé la tendresse douce-amère qui s’en dégage, surtout vers la fin, à l’image de ce « temps d’automne doux et fragile, empreint d’une certaine nostalgie qui doit plaire aux résidents des cimetières ».

    Un roman tout en finesse, dans la lignée des œuvres précédentes de cet excellent auteur, et que je vous recommande.


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  • Réinventer l'amour« Il y a eu quelque chose de très angoissant et déstabilisant à comprendre que nous pouvions les <les inégalités, la domination, la violence> subir y compris à l’endroit où se concentrent nos aspirations les plus profondes, à l’endroit où nous sommes le plus vulnérables. » *****

    Après l’excellent « Sorcières », Mona Chollet nous propose un nouvel essai passionnant qui décode les fondements patriarcaux des relations hommes – femmes avec intelligence et lucidité. S’appuyant sur de nombreuses références culturelles, elle nous démontre à quel point nos comportements amoureux et affectifs sont conditionnés par un environnement et une éducation dont nous ne mesurons souvent pas l’impact, au mépris de notre nature et de nos aspirations profondes.

    Les multiples sujets qu’elle aborde sont pertinents (vie de couple, violence conjugale, pression du regard de l’homme et de la société sur le corps féminin, érotisation de la violence masculine, attirance des femmes pour des meurtriers en série…) et la lecture n’est jamais rébarbative grâce aux nombreux exemples cités et aux anecdotes auxquelles elle fait référence. Tout au long du livre, elle met en exergue l’accoutumance de la femme à une culture de la domination de l’homme, accoutumance forgée au fil des siècles par l’éducation mais également par les mythes, la littérature ou le cinéma pour ne citer qu’eux. Les références à des personnalités illustrent bien ses propos, que ce soient Marlon Brando, Jane Birkin, Vanessa Springora, Roman Polanski ou encore Marie Trintignant.

    Cet ouvrage a le mérite d’ouvrir les yeux sur certaines réalités que, personnellement, j’ignorais ou auxquelles je n’avais jamais prêté attention. A titre d’exemple, on y relève la manière abominablement indulgente dont certains journalistes parlent des féminicides, en particulier à propos du meurtre de Marie Trintignant : on parle d’amour et de passion et non de massacre et après deux misérables lignes d’hommage à sa victime, on dresse un portrait élogieux de l’artiste Cantat, comme si on ne pouvait « mettre un «géant» dans le même sac que des prolétaires incultes. »

    Le style de Mona Chollet est plaisant, avec quelques touches d’humour et d’auto-dérision qui ne gâchent rien. Ainsi, à propos d’un roman qu’elle avait écrit pour le plaisir et dont elle se rend compte qu’il est une « version intello de Cinquante Nuances de Grey » : « Eh oui, on se rêve Simone de Beauvoir et on se réveille en doublure de E.L. James : ça calme. »

    Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « Réinventer l’amour » n’est certainement pas un pamphlet « anti-hommes », bien que féministe par la nature même de son sujet. Ainsi que le dit Mona Chollet elle-même : « Ce livre naît de mon propre sentiment de gâchis. Il naît du désir de dissoudre ces obstacles et de nous fournir à toutes et tous des billes pour nouer des relations plus épanouissantes. »


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  • Des souris et des hommes« Ce livre est bref. Mais son pouvoir est long. Ce livre est écrit avec rudesse et, souvent, grossièreté. Mais il est tout nourri de pudeur et d’amour. Certains auteurs de l’Amérique du Nord disposent d’un secret impénétrable. » *****

    En entamant ainsi sa préface de « Of Mice and Men », Joseph Kessel a (presque) tout dit de ce fabuleux roman de John Steinbeck. Une œuvre très courte, composée en grande partie de dialogues, et qui a cependant le pouvoir inexpliqué de nous faire partager de manière intime et intense une tranche de vie des deux personnages principaux, George et Lennie.

    Steinbeck nous emmène dans la Californie des années trente, celle où les rêves les plus simples semblent parfois inaccessibles. Celui de George et de Lennie, travailleurs agricoles qui vont de ferme en ferme en quête de quelques dollars, n’a pourtant rien d’extravagant : un petit lopin de terre rien qu’à eux, ne rien devoir à personne, vivre comme des rentiers. Un peu de luzerne aussi, pour élever des lapins, car Lennie adore caresser les lapins.

    Lennie a l’innocence d’un enfant et la force incontrôlable d’un homme et le lecteur comprend très vite que le rêve risque de virer au cauchemar, en dépit des efforts de George pour le protéger de lui-même et des autres…

    Ce roman d’une apparente et trompeuse simplicité a la force des grandes œuvres, celles que l’on referme sans les quitter vraiment. On gardera dans un coin de sa tête et de son cœur les deux gaillards, leur amitié improbable et émouvante, leur courage, la brutalité de l’univers auquel ils sont confrontés, et on aura l’impression d’avoir partagé leur vécu alors que l’auteur ne décrit jamais leurs sentiments ni leurs pensées. Un classique magistral à (re)découvrir.


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  • L'événement« Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je continue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde. » *****

    « L’événement », c’est l’avortement qu’a subi Annie Ernaux à l’âge de 23 ans, en janvier 1964. Trente ans plus tard, elle éprouve le besoin de revenir sur ce moment de sa vie et de mettre des mots sur ces semaines-là afin de les évoquer de la manière la plus juste possible.

    Elle y réussit à merveille, nous faisant partager sans la moindre concession une réalité vécue par des milliers de femmes. En 1964, l’avortement est illégal et celles qui appartiennent à une classe sociale défavorisée doivent se résoudre à faire appel à une « faiseuse d’anges », au péril de leur vie. Une table, une pièce au fin fond d’une impasse, une sonde dérobée à l’hôpital, une brosse à cheveux près du matériel médical, le spectre d’une hémorragie ou d’une septicémie : c’est une réalité glauque et implacable qui surgit et qui nous frappe de plein fouet, plus de cinquante ans plus tard.

    L’écriture d’Annie Ernaux est élégante et finement ciselée, portant une histoire aussi terrible qu’émouvante. L’angoisse de la jeune fille livrée à elle-même transparaît à chaque page, au rythme du temps qui s’écoule vers un dénouement qu’elle ne veut pas, jusqu’à cette scène sobre et pourtant tellement brutale de l’expulsion du fœtus.

    Un roman court, perturbant et interpellant, qui vient également nous rappeler à quoi servent l’écriture et la littérature : « Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. »

     

    Du même auteur:

    Passion simple


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    « And the mercy seat is waiting… » (Nick Cave) *****

     

    Willie a dix-huit ans à peine et attend son exécution. Dans quelques heures seulement, il sera sanglé sur « Gruesome Gertie », surnom de la sinistre chaise électrique, et recevra une décharge mortelle. Willie est un jeune Noir et il est condamné pour le viol de Grace, une jeune fille blanche. Mais… « what white man would ever be put to death for rape? »

    Car outre l’éternelle question de la peine de mort, c’est bien l’horreur du racisme qui confère au roman toute sa puissance. Nous sommes en Louisiane en 1943 et il est clair que Willie, en d’autres temps et en d’autres lieux, n’aurait jamais été condamné à mort pour ce crime. A-t-il d’ailleurs seulement eu lieu ?

    La narration de ces dernières heures se focalise sur différents personnages : Willie, bien sûr, mais également son père, qui voudrait le revoir une dernière fois et lui offrir une sépulture, le procureur responsable de la condamnation, l’épouse et le fils de ce dernier, le révérend qui l’accompagne pour son dernier repas, un couple dont le fils est parti à la guerre… Tous ces récits s’emboîtent à la manière d’un puzzle et dressent le portrait sans concession d’un Sud malade de son racisme et d’une peine capitale aussi brutale qu’arbitraire.

    Elizabeth Hartley Winthrop a une écriture à la fois violente et poétique qui fait ressentir à son lecteur les émotions et les sentiments de ses protagonistes et qui sert parfaitement la gravité des thèmes abordés. Un roman fort qui m’a beaucoup touchée, d’autant plus qu’il est basé sur des faits réels, et dont certains passages m’ont rappelé la bouleversante « Ligne verte » par son évocation brute et réaliste des derniers moments d’un condamné.

     

     

     


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